Le Mortier rouge d’Eustache Adétona Prudencio
Le Mortier rouge d’Eustache Adétona Prudencio

Le Mortier rouge d’Eustache Adétona Prudencio

Publié en 2018 (réédition) aux Éditions du Flamboyant, Le Mortier rouge est un recueil de dix nouvelles de 158 pages signé par l’écrivain béninois Eustache Adétona Prudencio.

Dans cet ouvrage dense et percutant, l’auteur plonge le lecteur au cœur d’une tragédie humaine nourrie par la quête effrénée de la richesse, lorsque l’appât du gain piétine sans scrupule les valeurs morales les plus fondamentales. À travers le destin bouleversant de Wossilatou, figure centrale du recueil, Eustache A. Prudencio explore avec une intensité dramatique saisissante les mécanismes de la manipulation, du désespoir et de la dérive psychologique, offrant une œuvre à la fois lucide, violente et profondément ancrée dans les réalités sociales contemporaines.

Une amitié pervertie par la convoitise

Le passage s’ouvre sur un contraste frappant : Wossilatou, jeune femme simple vivant en harmonie avec son mari dans un village paisible, voit ressurgir son amie d’enfance, Sikirarou (ou Sikirath), métamorphosée par la richesse. Le retour spectaculaire de cette dernière a valeur de choc. Comme souvent chez Prudencio, ce n’est pas tant la richesse elle-même qui intrigue, mais l’aura inquiétante qui l’accompagne, un mystère qui effraie autant qu’il fascine.

Wossilatou, innocente et curieuse, tombe dans le piège. La richesse, rendue accessible par son amie, devient une promesse tentatrice. Mais cette promesse est conditionnée : tomber enceinte, provoquer la discorde dans son foyer, puis divorcer. Dès lors, le lecteur ressent l’étau qui se resserre autour de la jeune femme — une descente progressive, presque inéluctable, vers l’horreur.

La scène centrale : l’horreur au cœur du rituel

Le passage culmine dans une scène d’une puissance dramatique exceptionnelle : l’accoucheur-féticheur, la poudre noire, le mortier sordide, le pilon poussiéreux… Tout concourt à installer une atmosphère de terreur rituelle. Prudencio joue ici sur le registre du fantastique africain, du monde occulte où la richesse s’obtient par la transgression totale de l’humain.

Lorsque Sikirath révèle le « secret » — piler son propre bébé pour en faire un savon rituel — le texte bascule ouvertement dans l’innommable. L’auteur frappe fort, mais jamais gratuitement : l’horreur devient un miroir tendu aux dérives contemporaines et aux sacrifices absurdes que certains sont prêts à consentir pour la richesse.

La réaction de Wossilatou est poignante :

— « Moi, tuer mon enfant ? Grand Dieu ! … Les villas, les Mercedes du crime ! »

Ce cri déchirant la ramène soudain à elle-même. Sa fuite éperdue à travers champs transforme la scène en un véritable drame psychologique, où la lucidité naissante se heurte à la folie brumeuse du rituel.

La désorientation : symbole de l’âme brisée

Plus tard, lorsqu’elle est recueillie par le chef du village voisin, Wossilatou est incapable de reconnaître la maison du crime, ni même de se souvenir du nom de son amie ou du village où tout s’est passé. Cette amnésie partielle n’est pas anodine : Prudencio suggère que l’horreur de ce qu’elle a vécu a fracturé son esprit.

Sa perte de repères symbolise l’effacement de son identité, rongée par la culpabilité, la terreur et la honte. Sa mort quelques mois plus tard vient clore son destin tragique : une victime innocente sacrifiée sur l’autel de l’obsession collective pour la richesse rapide.

Un message moral et social puissant

À travers ce destin brisé, Prudencio dénonce avec force : la quête dévorante de la richesse facile, les dérives de certaines pratiques occultes, la fragilité morale face aux tentations matérielles, la trahison au sein même des liens les plus sacrés : l’amitié et la maternité.

Wossilatou incarne la pureté piégée par un système de valeurs corrompues ; Sikirath représente la noirceur de l’âme attirée par le pouvoir que confère la richesse. Quant au bébé, il devient tragiquement le symbole de l’innocence sacrifiée dans un monde où l’argent prime sur la vie.

Conclusion : une œuvre d’une intensité mémorable

Le Mortier rouge n’est pas un récit de simple frayeur. C’est une œuvre profondément humaine, sociale et morale, qui confronte le lecteur à des questions essentielles :

  • Jusqu’où peut aller la folie humaine ?
  • Que vaut la richesse quand elle coûte la vie et l’âme ?
  • Que reste-t-il de nous quand la cupidité détruit tout ?

Avec une écriture vive et incisive, Prudencio offre ici l’une des scènes les plus marquantes de la littérature béninoise contemporaine. Une chronique tragique où la lumière du village originel s’éteint face à l’obscurité des ambitions démesurées.

Dans Le Mortier rouge, Eustache A. Prudencio frappe le lecteur avec une intensité dramatique rare, en explorant sans ménagement l’un des thèmes les plus sensibles et les plus actuels : la quête effrénée de la richesse au détriment des valeurs humaines les plus sacrées. À travers le destin tragique de Wossilatou, l’auteur peint un tableau saisissant de la manipulation, du désespoir et de la folie incontrôlée que peut engendrer la cupidité.


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