Voyage au pays de Lénine, Notes de voyage d’un écrivain africain en URSS de Richard Dogbeh 
Voyage au pays de Lénine, Notes de voyage d’un écrivain africain en URSS de Richard Dogbeh 

Voyage au pays de Lénine, Notes de voyage d’un écrivain africain en URSS de Richard Dogbeh 

Chronique littéraire : “Voyage au pays de Lénine” de Richard Dogbeh – Entre fascination et lucidité

Avec Voyage au pays de Lénine. Notes de voyages d’un écrivain africain en URSS, Richard Dogbeh livre bien plus qu’un simple carnet de route : il offre un miroir des espoirs et des désillusions d’une génération d’intellectuels africains au lendemain des indépendances. Publié chez AVM Éditions, ce texte de 105 pages est à la fois un témoignage, une réflexion politique et une méditation sur le rôle de la culture dans la construction des nations africaines.

Écrivain béninois, critique littéraire et intellectuel engagé, Richard Dogbeh entreprend son voyage en Union soviétique dans un contexte brûlant : celui des années 1960, marquées par les indépendances africaines, la guerre froide et la quête d’un modèle de développement pour le continent. L’Afrique, encore hésitante entre les influences occidentales et socialistes, cherche alors sa voie. Dogbeh, curieux et observateur, part donc « au pays de Lénine » pour comprendre ce que la superpuissance soviétique peut offrir à l’Afrique émergente — et surtout, ce qu’elle risque d’y imposer.

Dès les premières pages, l’auteur s’inscrit dans la continuité du panafricanisme intellectuel. Il rappelle que le drapeau ghanéen, inspiré des couleurs panafricaines et marqué de l’étoile noire en hommage à Marcus Garvey, symbolisait déjà l’espoir d’une union africaine forte et émancipée. Il évoque cette période où le Ghana, la Guinée et le Mali avaient tenté, sous l’impulsion de Kwame Nkrumah, de bâtir l’Union des États africains (1961-1964) — rêve vite brisé, mais profondément révélateur des tensions idéologiques du continent. Dogbeh, à travers ce rappel historique, situe son voyage dans une quête de sens : que peut apprendre l’Afrique des expériences étrangères sans se perdre elle-même ?

Au fil des chapitres, Dogbeh observe avec minutie la société soviétique : ses institutions, son organisation scientifique du travail, sa rigueur, mais aussi ses contraintes. Il admire un pays où « l’enfant est roi », où l’État prend en charge l’éducation, la formation et les loisirs, convaincu que la culture et la connaissance sont les fondations du progrès. Les bibliothèques pour enfants, les théâtres populaires, les programmes éducatifs diffusés à la radio — tout semble répondre à une logique d’élévation collective.
Mais derrière cette admiration, perce une note d’inquiétude : la même organisation qui éduque et instruit peut aussi formater et censurer. Dogbeh souligne, avec courage, la contradiction du système soviétique : un État qui protège les artistes tout en leur imposant un style — le réalisme socialiste — et un discours politique unique. « Au nom de quoi », demande-t-il, « le marxisme imposerait-il ses canons à l’art et à la littérature du monde entier ? »

Ce regard critique, rare pour l’époque, confère au texte une portée universelle. Dogbeh ne rejette pas l’URSS : il en admire les réussites, mais refuse la servitude intellectuelle.
Son approche est celle d’un africain lucide, conscient que la fascination pour les modèles étrangers — qu’ils soient capitalistes ou socialistes — peut être une nouvelle forme de dépendance. Il écrit avec une sincérité désarmante : « En Afrique, l’esprit meurt sur notre sol. » Une phrase amère, qui résume la difficulté de créer dans un environnement sans infrastructures, sans reconnaissance, sans effervescence intellectuelle.

Le livre s’enrichit d’innombrables réflexions sur la place de l’écrivain dans la société. Dogbeh admire les poètes russes, leur engagement, leur statut reconnu, mais il s’interroge : qu’est-ce qu’un écrivain en Afrique ? Là où les créateurs manquent de soutien, où la littérature n’est pas encore une priorité, il voit une urgence : bâtir une culture du livre pour former des consciences. Son admiration pour la Russie des arts se double d’un appel à la responsabilité : les Africains doivent investir dans l’éducation, la lecture et la création locale plutôt que d’attendre des modèles venus d’ailleurs.

Certaines pages du Voyage au pays de Lénine prennent même des accents prophétiques. Dogbeh dénonce déjà le déracinement culturel, la honte du folklore et la perte des valeurs africaines face à l’imitation aveugle de l’Occident.
« C’est la faute des maîtres et des livres », écrit-il, regrettant que tant d’intellectuels renient leurs traditions au nom du modernisme. Pour lui, la véritable indépendance est d’abord spirituelle et culturelle : « L’Afrique n’a pas à exposer ses valeurs pour plaire aux autres, mais à s’épanouir pour elle-même. »

Dans ses dernières notes, l’auteur revient à l’essentiel : la discipline, le travail, la foi dans la culture comme levier de transformation. Il admire la précision soviétique, la rigueur de son peuple, et interpelle l’Afrique : « Quand disciplinerons-nous notre travail ? Quand comprendrons-nous, comme le Russe, que le temps c’est de l’argent ? » Ces mots, écrits il y a plusieurs décennies, résonnent encore avec force dans un continent qui peine parfois à valoriser la rigueur et la planification.

Enfin, Dogbeh conclut sur une vision profondément humaniste. Il appelle à une culture mondiale de la connaissance, à la publication d’une « anthologie des grands hommes » pour célébrer les figures de toutes les civilisations. Son regard sur Lénine, qu’il qualifie de « messie pour la Russie », n’est pas une adoration, mais la reconnaissance d’un homme qui, à sa manière, a incarné la transformation par les idées.
Et dans une phrase d’une beauté intemporelle, il résume son credo :
« Le monde blanc saura un jour dire ce qu’il doit au monde noir, et le monde noir apprendra un jour à être lui-même. Être soi, c’est la seule chose nécessaire. »


Voyage au pays de Lénine est ainsi un texte essentiel pour comprendre la conscience africaine des années 1960, entre admiration, espoir et lucidité. Richard Dogbeh s’y révèle à la fois témoin, penseur et pédagogue. Son écriture, à la fois poétique et critique, nous rappelle qu’aucun progrès véritable ne peut se faire sans la liberté de penser — et sans le courage d’être soi.


Titre : Voyage au pays de Lenine, Notes de voyages d’un écrivain africain en URSS 

Auteur : Richard Dogbeh 

Éditeur : AVM Edition

Genre : 

Collection : 

Page :  105

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