Civilités chers amoureux des lettres et des arts, aujourd’hui nous partons à la découverte d’une intrépide femme, une grande guerrière du Tchad et une importante figure de la littérature africaine, il s’agit de l’écrivaine Sobdibé Kemaye.
LDL : Merci pour votre disponibilité. Pourriez-vous me raconter comment vous avez commencé à écrire ?
SK : Dire comment il m’est arrivé d’écrire, c’est aller peut-être à mon enfance, à mon adolescence, quand j’ai commencé à aimer la lecture je pense. Moi je suis tchadienne et je suis née le 29 juillet 1970, alors en 1979 la guerre a éclaté au Tchad et on était obligé de se replier au village, au sud-ouest du Tchad. Donc c’est le village de mon père, donc on est allé, et comme c’est un village, on n’avait pas un livre de lecture par élève. On nous écrivait, même la lecture au tableau et moi j’aimais lire en fait. Les récitations aussi, on nous les écrivait au tableau donc j’avais toutes ces choses. Que ça soit la récitation, la lecture, j’avais une tête-là qui retenait et captait facilement les choses. Pour la récitation par exemple qu’on nous donnait, je me donnais un ultimatum : avant la tombée du soleil, je dois tout avaler et revenir présenter à mon prof. Donc la façon de lire au village m’a capté et surtout le texte de Camara Laye où il disait : « j’étais enfant et je jouais près de la case de mon père.. » Quel âge avais-je en ce temps-là ? Je ne me rappelle pas exactement, je devais être encore très jeune, cinq ans, six ans peut-être. Tu vois ! Même à 53 ans j’ai encore le début de ce texte-là en tête. Donc c’est Camara Laye qui était le signe de déclic de mon amour pour l’écriture. Je me disais que mais, Camara Laye nous parle de sa famille, de son père qui est forgeron, de sa mère, de Kouroussa son terroir, et Léopold Sédar Senghor qui nous parle aussi de Joual, donc je me disais, moi aussi je dois parler de mon village, je dois aussi parler de ma capitale N’djamena, je dois aussi parler du Tchad. C’est comme ça que l’amour de l’écriture est entré en moi. Merci !
LDL : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ?
SK : Ok, je pense que l’envie d’écrire se dessine dans l’amour que j’ai pour le papier, l’amour que j’ai pour les livres. Ma mère, ma défunte mère, m’appelait : maderewol. Ça veut dire dans la langue Moundang, « la mère des papiers ». Je ne peux jamais rester sans papier, je ne peux jamais rester sans griffonner, je ne peux jamais rester sans un bout de papier, beaucoup de bouts de papiers qui m’entourent comme ça. Donc voilà, cela à pousser ma mère à m’appeler : maderewol.
LDL : Sur quoi avez-vous commencé à écrire (thématique) et pourquoi cet objet ?
SK : Oui moi j’ai commencé à écrire directement sur les femmes et je suis féministe. Mais mon féminisme ne caresse pas les femmes. Dans le sens de quoi ? Non non, quand ça ne va pas, je tape sur la table parce que la femme pour moi elle est vie, elle donne vie, elle entretient des vies. Et si elle est négligente, si elle est nonchalante, si elle n’aime pas travailler, comment elle va s’occuper des vies que Dieu dépose en elle ? Donc moi je pense que parler de la femme, c’est le sujet le plus sublime du monde. Mon premier roman a pour titre : Le sexe féminin, une fatalité ? Je pose une question, je dis est-ce que porter le sexe féminin est une fatalité, est un fardeau ? Est-ce que être femme dans cette société, c’est un problème ? Voilà !
LDL : Avez-vous déjà eu un journal intime, des carnets où vous releviez des citations, des pensées, etc… ?
SK : Oui-oui j’en avais et j’en ai maintenant. Je suis toujours avec un stylo, toujours avec un petit truc en main même si ce n’est pas un carnet, toujours avec une petite feuille en train de noter, en train de parler avec le papier. Oui je note tout, tout et tout.
LDL : Faisiez-vous lire ce que vous écriviez ? Si oui, à qui ? Quels étaient les avis que vous récoltiez ? Avez-vous été encouragée, découragée ? Par qui ?
SK : Oui-oui je fais toujours lire mes écrits, mes travaux, parce qu’il y a trois ans je suis repartie à l’école, et sortie nanti avec un Master 2 en littérature orale. Donc tout ce que j’ai appris à l’université de Ngaoundere, à l’université du Cameroun, c’est critiquer et donc quand j’écris, je donne à quelqu’un et il voit avec moi parce que tu ne peux pas tout voir. Tu peux même faire des bêtises élémentaires sans t’en rendre compte mais c’est quelqu’un d’autre qui va venir purifier ton texte. Donc je me fais toujours lire et moi j’aime les reproches parce que les reproches embellissent la vie de quelqu’un, embellissent les travaux de quelqu’un donc ça ne me décourage pas. Non, ça ne me décourage pas quand on me critique. Pas du tout !
LDL : Écrivez-vous des choses que vous ne montriez à personne ?
SK : Rire… Écrire…Oui écrire quelque chose que je ne peux jamais montrer à quelqu’un. Oui-oui oui. Rire…Oui il y en a, il y a des écrits secrets. Oui tu peux tomber amoureux, tu peux cacher, tu peux organiser un truc que tu ne veux pas que les gens sachent la teneur, ou bien la profondeur, donc oui il y a des choses qu’on cache. Ça ne manque pas.
LDL : Que lisiez-vous quand vous étiez enfant, et adolescente ? (journaux, Coran, littérature, littérature jeunesse, bandes dessinées, etc…) Quels sont les auteurs que vous aimiez ? Et maintenant ?
SK : Je vais y aller pas à pas. Qu’est-ce que je lis quand j’étais enfant ? Ok moi je suis une fille, un enfant d’un papa qui était chauffeur de la mairie, quelqu’un qui n’a pas fait l’école. Ma mère aussi était une ménagère, elle n’a pas été à l’école donc ils ne savent pas l’importance de la lecture. Mais moi, j’ai capté la lecture toute seule au fait, peut-être que c’est par amour pour le papier. Donc, je lisais tout, tout ce qui tombait devant moi, c’était rare de trouver même le livre, c’était rare. Mais je lisais tout ce qui me tombait entre les mains. Pour preuve, quand je partais même pour les toilettes. Nous on utilisait les papiers, les vieux papiers, donc quand je viens aux toilettes, il me faut une heure parce que je prends ce papier je lis, je dépose, je prends un autre, je lis je dépose. Donc voilà, voilà, rire… je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Même en cours de chemin, quand je vois un morceau de papier je coince ça, je prends et je lis. Oui, comme je viens de te parler de Camara Laye, je l’aimais beaucoup, Seydou Badian aussi faisait partie des écrivains que j’aimais. Sembène Ousmane, aussi Mandouan Imdouba, c’est un tchadien. José Brahim Séid, Baba Moustapha. Donc moi j’aimais et j’aime même maintenant les auteurs africains. Oui-oui je suis vraiment, rire… J’aime les textes africains en fait.
LDL : Avant la publication de votre premier livre, est-ce que l’un de vos textes a été publié ? Sur quel support (journal, revue littéraire, etc…) ? En gardez-vous de bons souvenirs ?
SK : Non non non, je n’ai pas publié ailleurs.
LDL : Avant la publication de votre premier livre, avez-vous proposé des textes à des revues ? Lesquelles ? Quelle réponse avez-vous reçue ? Ont-ils été publiés ? Comment l’avez-vous vécu ?
– Oui avant la publication de mon livre, j’ai été dupée, trompée par une togolaise, oui ! Je lui ai envoyé le tapuscrit de mon livre avec 100.000f dessus, la dame m’a roulé dans la farine, elle s’est beaucoup moqué de moi. Elle a pris l’argent, elle a bouffé et rien n’est fait. Donc j’ai essayé ailleurs ça n’a pas marché, je suis rentrée. Je suis restée avec beaucoup de déceptions mais ça va ! Oui ce sont là mes difficultés.
LDL : Avant la publication de votre livre, connaissiez-vous d’autres écrivains, des journalistes, des éditeurs ?
SK : Oui j’en connais beaucoup. J’en avais connue et maintenant même je les connais : les journalistes, les hommes des médias, les caméramans… Oui je les connais bien et avec la passion du livre, cela a renforcé encore plus les liens.
LDL : Comment vous est venue l’idée de publier ?
SK : Oui l’idée de publier m’est venue parce que je voudrais que les gens lisent mes œuvres, que mes œuvres fassent le tour du monde. Et on m’a dit, puisque en ce temps je ne connaissais pas grand chose sur les maisons d’éditions, donc on m’a dit avec une maison d’édition derrière toi, ça veut dire que ton œuvre a de la valeur, et on va reconnaître ça. Donc c’est comme ça qu’on s’est jeté dans cette aventure. Rire…
LDL : Combien de temps s’est-il écoulé entre le moment où vous avez eu un manuscrit prêt et le moment où vous avez décidé de faire des démarches pour le publier ? Est-ce que quand vous l’écriviez, vous aviez déjà l’idée de le publier ? Qu’est-ce qui vous a poussé à publier ? Est-ce que vous trouvez que c’est une étape importante ? Nécessaire ? Ou pas ?
SK : Rire…Oui, rire… Vous dites quoi ici, combien de temps ? Oui-oui le temps a coulé. J’avais pensé comme de l’amusement, j’avais commencé comme de l’amusement et au fur et à mesure que je passais le temps devant le papier, l’idée d’embellir la chose aussi est arrivée. Donc je savais que j’allais publier puisque je voudrais bien que les gens me lisent. Si je n’avais pas publié, est-ce que j’allais venir te rencontrer maintenant mon fils ? Et voilà, donc je suis allée vers l’éditeur qui est un grand frère et donc il m’a accueilli à bras ouvert. Voilà ! Non je n’avais pas pensé à ce type d’éditeur. Pour moi, chacun s’il a la capacité, je peux l’attraper pour qu’il publie mon livre.
LDL : Quand avez-vous proposé votre manuscrit à un éditeur pour la première fois ? Vers quels genres d’éditeurs êtes-vous tournée ? Aviez-vous une idée précise du type d’éditeur chez qui vous souhaitiez publier ?
SK : Non non, je ne savais pas le type d’éditeur vers qui je suis allée. Non, non. On se côtoyait mais je ne le connaissais pas à fond.
LDL : Comment êtes-vous entrée en contact avec l’éditeur pour publier votre livre ? (si par l’intermédiaire d’une connaissance, faire préciser la nature du lien)
SK : C’était facile d’entrer en contact avec l’éditeur parce qu’il faisait partie des membres de notre association ASEAT (Association des Ecrivains et Auteurs Tchadiens). Comme c’était l’un de nos membres, il s’est donné pour m’aider et voilà quoi ! Il m’a aidé à publier ce livre-là. Donc ce n’était pas par l’intermédiaire de quelqu’un, c’était direct.
LDL : Pour la publication, avez-vous bénéficié du soutien d’une institution, d’un club ? Votre ouvrage a-t-il été subventionné (ministère de la Culture, association d’écrivains) ?
SK : Non pas du tout.
LDL : Qui a décidé de la présentation du livre sur les pages de couverture ? Est-ce qu’il y a eu négociation autour du choix de la présentation de la page de couverture ? Sur quoi et comment cette négociation s’est-elle faite ?
SK : Non il n’y a pas eu trop de négociation, parce que comme l’éditeur était quelqu’un qui me connais, on a milité dans une même association, pour la cause de la littérature, il ne m’a pas dérangé. On a fait juste une publication à compte d’éditeur, voilà donc je n’avais pas d’argent même maintenant je n’ai pas d’argent, je ne pouvais pas faire la publication à compte d’auteur. Donc on l’a fait à compte d’éditeur et il m’a vraiment aidé, il m’a fait confiance, il a mis son argent à mon service et voilà ! Donc nous sommes ensemble quoi, il ne me dérange pas. Quand je viens avec le livre, on discute, on parle de tout et voilà on est ensemble.
LDL : Au moment où sortait votre livre, avez-vous eu l’occasion d’en parler publiquement ? Combien de fois et où cela s’est-il passé ?
SK : Oui-oui oui, j’ai sorti premièrement mon livre au cours d’une présentation où les gens étaient pleins dans la salle, on a parlé et discuté autour. En dehors de cela, je parle de mon livre partout : dans les rencontres, oui on m’invite pour en parler à la radio, à la télé…Oui je parle de mon livre partout ; il n’y a pas de restriction.
LDL : Comment votre livre a-t-il été commenté au moment de sa sortie et ensuite ? Avez-vous été étonnée de cette réception ? Contente ou déçue ?
SK : Oui très contente de mon livre, très très très contente de mon livre. Dès que c’était sorti, tout le monde en parlait. D’abord le stock était beaucoup vendu et on me disait « bravo, bravo », on m’encourageait. Je suis toujours encouragée, aimée à cause du livre, cette richesse exceptionnelle.
LDL : Pensez-vous qu’un livre peut transformer une vie ?
SK : Oui un livre peut très bien transformer une vie. C’est ça même son but au fait, c’est purifier sa société, dire ce qui ne va pas, envoyer des messages positifs pour que la société grandisse. Il n’y a aucun doute, le livre peut transformer une vie. Pour preuve, quand on était au FILAB 2023, un ivoirien nous disait que c’est le livre qui a transformé sa vie sinon il était chauffeur. Il a donc écrit un livre intitulé, Un livre dans la voiture. Voilà ça change absolument la vie. Si ça ne changeait pas la vie de quelqu’un, je pense que ça…Rire, ça aurait été un truc vain. Heureusement que c’est ça son rôle. Merci !
LDL : Quel conseil donneriez-vous aujourd’hui à la jeunesse africaine ?
SK : Le conseil que je pourrai donner à la jeunesse, cette jeunesse africaine, c’est qu’elle soit laborieuse. Il faut aimer le travail bien fait, ne pas dire que j’ai déjà fait le travail et voir seulement le visage des gens, non ! Il ne faut pas être hypocrite, il faut aimer le travail. C’est le travail qui paie, sans le travail on ne peut pas avancer. Moi par exemple, à 24h si j’ai une inspiration, je suis obligée de couper mon sommeil, aller noter quelque part, parce que si tu ne notes pas tu ne grandiras pas ! Ce que je voudrais donc dire à la jeunesse africaine, c’est de faire épanouir ses rêves, il ne faut pas avoir honte, il ne faut pas avoir peur, il ne faut pas aimer la facilité, il faut se battre dans la vie.
LDL : « Si tu ne notes pas, tu ne grandiras pas. » c’est sur cette citation que nous disons merci, merci infiniment maman Sobdibé Kemaye pour cette interview. Merci d’avoir accepté de partager avec nous un pan de votre histoire. Ce fut un réel plaisir. Je jubile de joie d’avoir recueilli les propos d’une célèbre écrivaine comme vous. J’en suis vraiment honoré.
SK : Huuum ! Pas célèbre mon bébé ! Tu es aussi une grâce pour moi ! À ton âge tu fais des exploits ! Un grand esprit dans un corps jeune ! Bravo !
LDL : Voilà, chers amoureux des lettres et des arts, nous sommes à la fin de notre interview et je vous remercie pour la peine que vous avez prise de nous lire. Je suis Régis Mahougnon HANTAN poète-slameur, écrivain, musicien et chroniqueur à L’ivre du livre, je suis également philosophe de formation à l’Université d’Abomey-Calavi du Bénin. D’ici-là, portez-vous bien ! Toute l’équipe du L’ivre du Livre.