Rendez-vous littéraire CIDI Livres »À la découverte d’un classique littéraire africain » Le Soleil des indépendances de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma
Bonsoir mesdames et messieurs membres du forum de la CIDI Livres. C’est l’heure de votre rendez-vous littéraire »À la découverte d’un classique littéraire africain ». Pour ce numéro, nous allons nous intéresser à un roman iconoclaste, un roman qui représente une sorte de révolution copernicienne de notre belle littérature. Il s’agit de Le Soleil des indépendances De l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma. Et pour ce voyage, nous serons conduits par Hervé Totin. Il est auteur et professeur de lettres.
Ibrahim ADAMOU (CIDI Livres) : Bonsoir Monsieur Hervé Totin.
Hervé Totin : Bonsoir, Monsieur ADAMOU
CIDI Livres : Merci d’avoir accepté notre invitation malgré vos multiples occupations ces jours-ci.
Hervé Totin : C’est un devoir que de répondre à l’appel de la littérature !
CIDI Livres : Merci beaucoup.
Alors, la toute première question que je vous adresse vise à connaître notre auteur de la soirée.
Qui est Ahmadou Kourouma ?
Hervé Totin : Merci, M. ADAMOU pour cette question inaugurale.
Né le 24 novembre 1927 à Boundiali et mort le 11 décembre 2003 à Lyon, Ahmadou Kourouma est un écrivain ivoirien. Il est auteur des œuvres ci-après :
– Les soleils des indépendances (1968)
– Monnè, outrages et défis, (1990)
– En attendant le vote des bêtes sauvages (1998)
– Allah n’est pas obligé (2000)
– Quand on refuse on dit non (2004) publié à titre posthume
– Yacouba, chasseur africain
– Le diseur de vérité (Théâtre, 1998)
Ahmadou Kourouma est reconnu comme l’un des pionniers du renouvellement de l’esthétique littéraire négro-africaine (à l’instar de Charles Nokan, auteur de Le soleil noir point et Violent était le vent) avec la publication de son premier roman Les soleils des indépendances ; ouvrage dans lequel il « malinkise » le français
CIDI Livres : Merci beaucoup. Nous reviendrons sur certains détails.
Hervé Totin : D’accord
CIDI Livres : Mais avant, dites-nous dans quel contexte il publie son tout premier roman, Les soleils des indépendances.
Hervé Totin : Merci ! Il publie Les soleils des indépendances au lendemain des indépendances. A la décolonisation politique de l’heure, il fallait la décolonisation de la plume afin que l’écrivain dise son monde (style et vécu). A en croire Lilyan Kesteloot, à la page 445 de son Anthologie négro-africaine, l’écriture de ce roman est partie du <<Pari avec un camarade : écrire en français un récit fourmillant d’expressions malinké traduites. Ainsi tout au long de son texte, il marche sur cette corde raide et l’expérience devint performance, imposant un style inimitable et cependant exemplaire>>
CIDI Livres : Pari tenu !
Hervé Totin : Exactement !
CIDI Livres : Si l’on conçoit que le roman, genre narratif, raconte une histoire, quelle est celle de Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma ?
Hervé Totin : C’est l’histoire d’un prince Malinké, Fama, dernier de la dynastie des Doumbouya. Déchu de son rang prestigieux par les Indépendances avec la nouvelle organisation de la société (suppression de la chefferie traditionnelle), comme on le lit à la page 116 du roman <<Les Indépendances avaient supprimé la chefferie, détrôné le cousin de Fama, constitué au village un comité avec un président>> ou encore : <<Le Horodougou fut démembré et appartenait désormais à deux républiques>> (p.102), Fama devrait désormais mener une vie de « vautour », « d’hyène ». Il passait donc de funéraille en funéraille pour chercher à manger ; d’où les moqueries à son endroit et sa colère contre les Indépendances et la France dont il injurie le père et la mère. Avec la mort de son cousin Lacina, il rentre au village et revient avec la plus jeune femme de celui-ci, Mariam. Plus tard, pour des questions politiques, il connaîtra la prison. A sa sortie, il décide de rejoindre la terre de ses ancêtres. Mais, à la frontière, un incident survient. Il se jette dans le cours d’eau sous le pont et est attaqué par un caïman. Malgré le secours apporté, il meurt. Mais, Les soleils des indépendances, c’est aussi l’histoire de Salimata : sa stérilité, son viol sur le champ de l’excision, son bonté de cœur et surtout sa croyance en Allah.
CIDI Livres : Merci beaucoup. En dehors du sujet politique qui constitue sa quintessence, quels autres thèmes ce roman aborde-t-il ?
Hervé Totin : Les autres thèmes sont entre autres :
-la stérilité (maternité)
-la colonisation
-La dictature (parti unique)
-Les croyances
-La balkanisation
-La générosité
CIDI Livres : D’accord. Quels sont alors les personnages majeurs de ce roman et qu’est-ce qu’ils incarnent ?
Hervé Totin : Comme personnages majeurs, je retiens Fama et Salimata. A des niveaux donnés notamment dans la deuxième partie, on pourrait y ajouter le griot Diomourou.
Fama est l’incarnation de l’échec des indépendances africaines et Salimata, la femme africaine soumise. Elle est perpétuellement victime de sa bonté et des abus masculins
CIDI Livres : Comment leurs différents rapports font évoluer l’histoire ?
Hervé Totin : Salimata est un soutien à Fama, car c’est elle qui s’échine pour que Fama mange. C’est une femme courageuse et engagée qui, quotidiennement recherche la paix pour leur foyer. Non seulement, elle vend la bouillie, le riz cuit pour supporter leur ménage, mais aussi, elle dépense ses moindres recettes dans les sacrifices pour pouvoir porter une grossesse. En vain ! : <<Les ronflements de Fama ébranlaient ; il grognait comme un verrat, barrait comme un tronc d’arbre toute une grande partie du lit de ses avant-bras et genoux. Un éhonté de mari >> (p.31). Malgré les manquements aux devoirs conjugaux notés chez Fama, elle ne s’est pas jetée dans les bras du marabout Abdoulaye qui, une fois tenté de la violer. Bien au contraire, elle s’est débattue pour se libérer de son agression et s’est enfuie sous une pluie battante. Pendant ce temps, Fama avait ramené d’autres femmes à la fin. Mais, toutes étaient réparties, car incapables d’enfanter. Enfin, c’est Salimata qui accompagna Fama à la gare quand il voulait repartir sur la terre de ses ancêtres. A cette occasion, elle n’a pas manqué de lui demander de revenir dans la capitale et de rejeter les propositions d’héritage qui lui seront faites : <<Tu ne leur échapperas pas ! Tu ne pourrais pas refuser l’héritage. Au village les langues sont vraiment accrocheuses, mielleuses […] Prépare-toi à hériter […] Tu renonces au voyage ou tu pars pour hériter, hériter tout, même les femmes>> (p.93)
CIDI Livres : Vous avez parlé de malinkiser le français, à l’entame. Alors une question : comment l’esthétique de ce roman marque-t-elle un tournant décisif dans la littérature africaine ?
Hervé Totin : L’esthétique de ce roman marque un tournant dans la littérature négro-africaine en ce sens que le romancier se libérer des codes de la langue française. Et pour « malinkiser » le français, il suit un mécanisme en trois étapes. Ces étapes sont présentées par Makhily Gassama, de la page 24 à la page 25 de son essai La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique
Le mécanisme vous intéresse-t-il ?
Au-delà de ce mécanisme de « malinkisation », il y a que Kourouma substantive des adjectifs qualificatifs et des participes passés, comme l’illustrent si bien les exemples ci-après : <<Les simples passants déposèrent des offrandes et sacrifices qui furent repartagés et attribués aux vénus et aux grandes familles malinké de la Capitale>> (p.9.) ; <<un vidé>> (p.29); << Les enterrés avaient un an pour pourrir et se reposer>>(p.24)
Il y a aussi l’usage transitif ou intransitif de certains verbes comme le verbe finir dès le début du roman pour parler de la mort de Koné Ibrahima
De telles constructions ont été la source des difficultés éditoriales connues par l’auteur
CIDI Livres : Difficultés éditoriales…
Dites-nous, qu’est-ce qu’on gagne aujourd’hui à lire Les soleils des indépendances ?
Hervé Totin : L’ouvrage pose des questions actuelles : la gestion de nos indépendances, la tendance à la dictature en dépit de l’avènement de la démocratie, les problèmes liés à la gestion de nos frontières. Du point de vue du style, l’ouvrage continue de nourrir des imaginaires.
CIDI Livres : Merci bien. Dernière question… Connaissez-vous des écrivains qui ont perpétué la façon d’écrire de Ahmadou Kourouma ? Si oui lesquels ?
Hervé Totin : Je sais, par exemple, que le Djiboutien Abdourhaman Waberi a recours aussi à la substantivation comme Kourouma dans son roman Aux États-Unis d’Afrique. Les exemples ci-dessous justifient nos propos : <<Et les mal habillés, les mal nés, les mal nourris>> ( p.74); <<Les bien nourris, les bien lotis, les bien logés (…) les opérés du coeur (…) les brisés du cœur.>> (p.98)
Globalement, la tendance est au renouvellement de l’esthétique littéraire. Sewanou Dabla y a d’ailleurs consacré son essai Nouvelles écritures africaines.
L’une de ces révolutions, c’est celle opérée par Mabanckou avec son roman Verre cassé
Merci !
CIDI Livres : C’est tout pour cette première partie. Merci infiniment pour ces réponses riches et illustrées.
Nous allons permettre aux autres membres du forum de vous faire part de leurs éventuelles préoccupations.
Intervenant 1 (M.Anignikin) : Bonsoir Ibrahim Bonsoir Hervé Bonsoir à tous !
L’éditeur est un co-constructeur du livre. Pas en termes de pouvoir mais de suggestion dans le souci de parfaire l’œuvre. Il peut renoncer à l’édition d’une œuvre si l’auteur ne fait pas une certaine concession. Tout comme les journaux, les maisons d’édition ont leur ligne éditoriale. L’auteur peut s’opposer à tous amendements qui ne rencontrent pas son consentement. Il assume dès lors toute responsabilité.
Éditeur et auteur doivent dialoguer.
Merci.
Revenons au cas de Les Soleils des indépendances.
Souvenons-nous que l’édition est saisie par plusieurs enjeux.
L’enjeu culturel.
L’enjeu économique.
L’enjeu idéologique.
L’enjeu politique.
Etc.
Vu ainsi, le refus opposé à l’édition de cette œuvre trouve son sens.
Du point de vue économique, et à cette période, c’est un risque pour un éditeur français de publier une œuvre dont la langue ne sent pas le purisme attendu. Cela peut créer la mévente. L’éditeur doit veiller au seuil de rentabilité de son produit.
Du point de vue idéologique voire politique, éditer une telle œuvre juste aux lendemains des indépendances serait une sorte de légitimation de cette indépendance culturelle et linguistique. L’enjeu politique n’est donc pas loin.
Que ce soit au Québec que l’œuvre finisse par avoir le jour s’explique également. Québec, zone francophone avec son parler atypique ne tient pas dans les cordes du purisme français de France. Le français est fortement domestiqué et influencé dans cette zone au point qu’on pourrait noter une similitude entre le travail sur la langue qu’à fait Kourouma et la façon dont le français est parlé dans cette zone. Donc un rapprochement qui a été bénéfique pour Kourouma même si l’œuvre a connu de modifications.
Merci
CIDI Livres : Merci beaucoup pour ce complément.
Intervenant 2 (Carmen Toudonou) : Bonjour cher invité. Merci pour vos éclairages au sujet d’un classique de la littérature africaine et francophone.
Intervenant 3 (Victor GUEZO) :
Un beau travail ici, ce soir, sur toute la ligne.
Bravo à notre cher invité et au présentateur !
Un spécial salut à M.Anignikin pour son petit cours sur les réalités de l’édition.