Comment concilier l’interdiction du viol conjugal et le devoir conjugal ?
Les hommes n’ont rien inventé de mieux que le mariage pour assujettir les femmes, estimait Olivia Gazalé. Malheureusement, la philosophe française n’est pas la toute première femme à appréhender le mariage sous cet angle. Avant elle, de nombreux auteurs, tout horizon confondu, ont vu dans cette institution, le lieu par excellence où toutes les violences faites aux femmes sont légitimées.
S’il est indéniable que des moyens se déploient dans tous les pays du monde en vu d’assurer la protection de la femme dans la sphère publique, on oublie très souvent que dans son couple, son mari peut être un bourreau très virulent. Le viol et les agressions sexuelles constituent aujourd’hui des crimes très combattues.
Cependant, lorsqu’ils surviennent entre deux personnes légalement mariées, ils passent souvent sous silence. On se demande alors si le mariage est une condition d’irresponsabilité, sinon, un fait justificatif qui dénie au viol son caractère criminel quand il survient entre deux personnes légalement mariées.
C’est à cette question socio-juridique, entre autres, que tentent d’éclairer les auteurs du présent livre. Le viol conjugal est un livre collectif publié en 2019 à CNS Edition à Paris. Publié sous la direction de Patrick Chariot, il regroupe la réflexion d’une dizaine d’auteurs d’horizon divers, notamment de juristes, de sociologues, d’historiens, de psychologues et de médecins légistes. Il est écrit rigoureusement sur 239 pages.
La notion du viol conjugal
Pour appréhender la notion du « viol conjugal » dans sa carapace juridique, il est important de s’en tenir a priori à ce que c’est que le viol. Le viol, dans sa définition classique, est un « coït illicite avec une femme que l’on sait ne pas y consentir. » Le législateur français définit le viol comme tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu’il soit commis sur la personne d’autrui avec violence, menace, contrainte ou surprise (Art 222-23 Code Pénal).
Explicitement, le viol est un acte interdit, illégal, illicite. Par « tout acte de pénétration sexuelle », il faut étendre le champ du viol de la pénétration vaginale aux autres pénétrations sexuelles telles que la sodomie, pénétration anale et à la pénétration buccale, « pénétration de la verge dans la bouche de la victime ».
Faut-il constater, pour commencer, que dans ces deux dernières définitions, aucun accent n’est mis, de manière à éviter toute ambiguïté, sur les liens conjugaux. C’est ce qui fait dire à Isabelle STEYER que le thème ‘‘viol conjugal’’ « est une appellation hors norme. » Elle estime en effet, que dans la conscience collective, le terme « viol conjugal » en soi pose problème.
La conjugalité suppose l’existence d’un lien matrimonial entre la victime et le bourreau. En d’autres termes, le viol est dit conjugal quand il se produit au sein d’un couple, entre un époux et son épouse. Le terme gomme le lien de conjugalité des circonstances aggravantes du viol et dépouille le viol de sa carapace d’infraction.
En effet, comme pour toute infraction commise sur la personne, le législateur français a prévu des circonstances aggravantes, attendues comme l’ensemble des actes dont la présence dans la commission d’une infraction rend l’infraction ‘‘plus grave’’ et conduit, par la même occasion, à une augmentation de la peine initialement prévue.
Dans le cas du viol, les circonstances aggravantes concernent d’une part l’auteur du viol, et d’autre part la victime. La pluralité d’auteurs, l’utilisation d’une arme, l’abus d’autorité, la qualité d’ascendant, la vulnérabilité de la victime, l’âge de la victime inférieur à 15 ans, la qualité de conjoint, d’ex-conjoint, du pacsé ou d’ex-pacsé, de concubin ou d’ex-concubin sont autant de circonstances susceptibles de porter la peine initialement de 15 ans à 20 ans de réclusion criminelle.
Or, « la notion de conjugalité sous-entend une volonté d’entretenir une relation intime », elle renvoie directement à la notion de « devoir conjugal ». La conséquence directe de ce choix conceptuelle, c’est qu’il fait du viol dans la conjugalité, non une infraction mais un devoir, le sexe étant un devoir conjugal.
De plus, il gomme radicalement la conjugalité des circonstances aggravantes. Lorsque la pénétration sexuelle dans le couple devient un devoir, le lien de conjugalité cesse d’être une circonstance aggravante.
Qualification juridique du viol : quels sont les éléments constitutifs ?
La qualification est le processus par lequel, un acte est nommé et classé. C’est une opération qui consiste à vérifier pour un acte donné, s’il remplit les conditions le posant comme une infraction. Ici, nous exposerons, les trois éléments qui doivent être réunis pour qu’une pénétration sexuelle soit qualifiée de viol.
Cette qualification nous permettrait de dire quand est-ce qu’on est en droit de parler de viol conjugal. En effet, le viol et le viol conjugal sont deux infractions différentes de même nature. La première renvoie à toute pénétration sexuelle non consentie et la deuxième renvoie, en plus de cette première condition, à l’existence d’un lien de conjugalité, qu’il soit présent ou passé, entre la victime et le bourreau.
On peut alors dire que toute pénétration sexuelle non consentie est un viol, mais tout viol n’est pas conjugal. L’un des objectifs des auteurs de ce livre sous analyse, c’est d’opérer cette distinction, celle consistant à faire sortir le viol conjugal des violences conjugales, prises au sens général du terme et à le poser comme une infraction à part entière.
Comme pour toute infraction, la qualification du viol requiert l’existence concomitante de trois éléments : un élément légal, un élément matériel et un élément intentionnel ou moral.
L’élément légal
Il n’y a pas de crime sans loi. Il n’y a pas de viol sans loi. L’élément légal suppose que l’acte de pénétration soit expressément prévu par le législateur, par un texte, comme une infraction. Tant qu’il n’est pas prévu, il n’est pas une infraction. L’élément légal du viol et de toute infraction d’ailleurs vient de l’application du principe de l’égalité issu de la règle Nullum crimen nulla poean cine lege, une infraction ne peut exister que si un texte de valeur législatif l’a prévu.
L’élément matériel
L’élément matériel suppose la commission de l’acte interdit ou l’abstention là où la loi exige une action. Dans le cas du viol, l’élément matériel est la pénétration sexuelle, non consentie de quelque nature sur une personne, qu’elle soit une femme ou un homme. Il y a quelques décennies, « pour qu’il y ait viol, il fallait qu’il y ait introduction du membre viril dans les organes sexuels de la femme » comme le nous rappelle François DESPEZ.
La situation a évolué aujourd’hui. En dehors d’un membre viril, même l’introduction du doigt ou de tout objet dans l’orifice sexuel peut être qualifiée de viol. L’analyse de la définition du viol montre également que le viol suppose que l’agresseur ait recours, pour la commission de l’acte, à la violence (physique ou morale), à la menace, à la contrainte et même à la surprise.
Il est, à cet effet, tout à fait légitime de se demander si la passivité de la victime, suppose toujours l’absence de viol. Autrement dit, faut-il nécessairement la présence d’une violence, d’une menace, d’une contrainte ou d’une surprise pour qualifier le viol ?
L’élément moral ou l’intention criminelle
Le viol suppose enfin l’existence d’un élément moral ou intentionnel. Elle consiste, comme le notifie DESPEZ « en une volonté chez l’auteur de l’acte d’imposer à sa victime une pénétration à laquelle elle ne consent pas ». C’est l’intention criminelle qu’on peut également définir comme « la conscience que l’agresseur a d’imposer à la victime un acte de pénétration sexuelle sans son consentement », c’est l’intention coupable, la conscience de commettre un acte interdit.
Il faut souligner que pour que le viol soit caractérisé, il faut prouver l’absence totale du consentement de la part de la victime et aucun agresseur n’est sensé ignoré que la victime n’est pas consentante (parce qu’alcoolisée par exemple.) L’élément moral, comme le consentement, peut être très difficile à prouver.
Comment concilier l’interdiction du viol entre époux et le devoir conjugal ?
L’une des grandes difficultés que l’on rencontre lorsqu’on aborde le viol au sein du couple, c’est le devoir conjugal. Dans un cadre pénaliste, d’un point de vue, « la problématique du viol conjugal peut se résumer comme suit : comment concilier l’interdit du viol avec le devoir conjugal ? » Pour répondre à cette question, il faut analyser d’une part, le devoir conjugal entant qu’implication, sinon, une obligation découlant du mariage et d’autre part, l’interdiction du viol conjugal dans le droit pénal.
Les rapports sexuels dans le couple : une obligation conjugale
Le mariage est une institution du Droit civil. Elle suppose une communauté de vie. Autrement dit, lorsque deux personnes se marient, elles s’obligent à vivre ensemble. Cette obligation de cohabitation, sauf si le juge en décide autrement, est d’une importance capitale pour « la stabilité du couple ».
La communauté de vie se compose, selon DESPEZ, d’une communauté de toit (vivre ensemble, même s’il est admis que les époux puissent avoir des domiciles distincts), d’une
communauté de lit (même s’il est admis que les époux puissent faire chambre à part) ainsi que d’une communauté de sentiment.
Même s’il n’est pas mentionné expressément une obligation sexuelle, la communauté de vie exigée dans le mariage inclut aussi les rapports sexuels. L’homme satisfaire sa femme et la femme son homme. La belle preuve, le refus total des rapports sexuels dans un couple peut donner lieu au divorce.
De plus, selon l’article 212 du Code civil français, les époux se doivent fidélité. On pourrait interpréter cela comme supposant non seulement que les époux n’ont pas le droit d’avoir des rapports sexuels extra-conjugaux, mais aussi qu’ils sont sensés se satisfaire mutuellement. Cet état de chose peut laisser croire que l’homme n’a plus besoin de demander une permission à sa conjointe avant d’avoir des rapports sexuels avec elle.
Plus loin, cela pourrait laisser croire, et tel est encore le cas aujourd’hui, qu’un consentement n’est pas nécessaire entre époux. Conséquence, un homme ne peut violer sa femme et vice versa.
La pénétration sexuelle, même non consentie, entre époux légitimée par les liens conjugaux
Une pénétration sexuelle, même non consentie, entre époux devient alors tout à fait normale car légitimée par les liens conjugaux. « La tradition, rapporte Patrick CHARIOT, le confirme : le viol ne saurait exister qu’entre un homme et une femme, et cette femme est nécessairement en partie « étrangère », l’épouse légitime étant, quant à elle, soumise à un « devoir », celui du consentement obligé. »
On en est donc venu à conclure, comme Victoria VANNEAU, que la violence illégitime n’existe pas dans le cas du mari qui n’emploie la force que pour contraindre sa femme à des relations sexuelles normales, c’est-à-dire conformes à l’ordre de la nature, et qui ne causent aucune blessure.
Une reconnaissance lente et une application tardive
Pendant longtemps, les juge ont refusé de condamner un homme pour le simple motif qu’il a contraint sa femme a avoir des rapports sexuels conjugaux normaux. Comme le mentionne si bien Claire Colder, « à force d’entendre dire qu’on est nulle et stupide on finit par y croire.»
C’est ainsi que même les femmes ont fini convaincues que leur consentement est acquis par les liens matrimoniaux et par conséquent, elles n’ont pas le droit de refuser de lit à leur mari. Dans cette conception sociale, des femmes ont subi, le subissent encore sûrement, en silence.
Certaines sont contraintes à pratiquer la sodomie, à faire la fellation et autres pratiques qu’elles ne désirent point. Le viol étant, en soi un acte d’intimité, elles n’osent en parler. Isabelle STEYER dira que « le foyer est le lieu idéal pour les crimes les plus graves. »
Et les quelques rares femmes qui osent porter plainte se heurtent à des obstacles judiciaires. Elles ne sont très souvent pas crues. Personne ne veut croire un instant qu’un homme puisse violer sa propre femme. Et même si elles sont crues, elles se sentent incapables d’apporter des preuves.
Et cette incapacité de prouver le viol conjugal va alors parfois être traduite comme la preuve d’un consentement, renforçant ainsi le sentiment de culpabilité. « Hormis dans les cas où des hommes noirs sont accusés de viol sur des femmes blanches aux États-Unis », les agresseurs sont rarement incriminés.
Parce que si le juge est bien déterminé à veiller à la stabilité de la famille, son « ingérence s’arrête à la porte de la chambre nuptiale. » En dehors de la difficulté liée aux preuves, d’autres facteurs, tels que la honte de devoir exposer sa vie privée, la peine de devoir mettre l’équilibre de la famille en danger si éventuellement l’homme arrive à être condamné, ont été, et constituent encore aujourd’hui, de véritables feu-vert à l’impunité du viol conjugal.
De toute façon, il faudra attendre 1992 pour que le juge français se décide à revoir la définition du viol. Une décision de la Chambre criminelle du 11 juin 1992 viendra préciser que la présomption de consentement des époux aux actes sexuels accomplis ne vaut que jusqu’à la preuve du contraire.
Alors lorsqu’une preuve – encore elle – est rapportée que la femme n’a pas consentie, cela peut donner naissance à une condamnation. En 2006, avec la loi du 4 avril 2006, le Code pénal réformé affirme que les agressions sexuelles doivent être réprimées « quelle que soit la nature des relations existant entre l’agresseur et sa victime. »
Aujourd’hui, pour ne pas tomber dans l’interdit du viol, il importe de respecter le consentement du partenaire sexuel, y compris dans le cadre d’une vie de couple, quant à la fréquence des rapports sexuels et quant aux pratiques sexuelles.