Dans l’écosystème foisonnant des lettres africaines, certaines présences se distinguent non par le vacarme des distinctions, ni par le tapage médiatique, mais par une œuvre discrète, dense, articulée autour de la rigueur intellectuelle, de la constance dans l’engagement, et d’une foi inébranlable dans la puissance transformatrice du verbe. Babacar Korjo Ndiaye, journaliste culturel, écrivain, éditeur, animateur de projets littéraires, appartient à cette catégorie d’acteurs dont le labeur, bien que silencieux, façonne en profondeur les fondations d’un espace culturel africain pluriel, accessible et souverain.
Figure centrale du champ littéraire sénégalais contemporain, Babacar Korjo Ndiaye œuvre avec humilité mais intensité à une entreprise de réhabilitation du lien entre l’intellectuel africain et sa communauté. Son parcours professionnel, qui allie journalisme, création littéraire, édition indépendante et action culturelle de terrain, témoigne d’une démarche intégrale, où la pensée ne s’abstrait jamais de la matière sociale, et où la littérature n’est jamais détachée des réalités historiques et politiques.

Une revue comme manifeste panafricain
Fondateur de Sénégal Njaay, revue panafricaine consacrée aux arts, à la pensée et à la littérature, Babacar Korjo Ndiaye s’est donné pour mission de (re)donner sens à l’espace critique dans les lettres africaines. À rebours de l’immédiateté qui gangrène notre époque, il y propose une temporalité plus lente, plus méditative, où le texte devient lieu de friction, de mémoire, de projection.
Chaque numéro de Sénégal Njaay est un travail d’orfèvre : exploration minutieuse de thématiques peu abordées dans le circuit médiatique classique, restitution de parcours littéraires marginalisés, lectures fouillées d’œuvres contemporaines, hommages à des figures oubliées, mise en lumière de jeunes plumes, entretiens de haute tenue intellectuelle. En peu d’années, la revue s’est imposée comme une référence dans le paysage littéraire ouest-africain, au croisement du patrimoine et de l’innovation. On y lit, dans un style exigeant, une volonté de penser la littérature non comme ornement ou simple divertissement, mais comme force structurante, levier de conscience et outil de souveraineté culturelle.
Une éthique de la proximité
Ce positionnement éditorial s’accompagne d’un engagement profondément incarné sur le terrain. Pour Babacar Korjo Ndiaye, promouvoir la littérature, ce n’est pas seulement en parler, l’enseigner ou la publier, c’est surtout la rendre concrètement accessible. C’est dans cet esprit qu’il mène, depuis plusieurs années, des projets de médiation culturelle dans des zones périphériques du Sénégal, notamment à Thiaroye-sur-Mer, où deux bibliothèques communautaires verront prochainement le jour sous son impulsion. Ces espaces, conçus comme lieux de lecture, de débats, d’ateliers et de restitution de la mémoire orale, participent d’une politique culturelle populaire, inclusive et décentralisée.
Car le livre, pour lui, n’a de sens que s’il circule. Et faire circuler les livres, les idées, les imaginaires, c’est aussi lutter contre l’invisibilisation, contre la fracture territoriale et contre l’élitisme latent dans certaines sphères culturelles.
💡 Vous aimez ce type de contenu ? Contribuez à notre mission ici. Chaque geste compte 🙏
Un chroniqueur de la profondeur
Titulaire d’une plume aussi analytique que poétique, Babacar Korjo Ndiaye exerce par ailleurs comme journaliste au quotidien Le Témoin, où ses chroniques littéraires font autorité. Par une écriture précise, souvent élégamment elliptique, il y décrypte les dynamiques esthétiques et politiques à l’œuvre dans les œuvres qu’il analyse, avec une attention particulière aux écritures africaines contemporaines. En 2024, il a été honoré du Prix spécial Ibrahima Sall de la chronique littéraire, consacrant la qualité de sa lecture critique et la pertinence de ses engagements dans le champ du livre.
Une œuvre d’auteur ancrée dans la mémoire
En tant qu’écrivain, il a signé plusieurs ouvrages dont Tanor, le sexe fort, Nymphéa, Danses et Chants d’antan et Waaw Kumba. Ses textes interrogent, dans une langue maîtrisée et dense, les tensions entre mémoire et modernité, entre filiation et réinvention. Il y convoque les paysages, les mythes et les langages de l’Afrique, sans folklorisation ni naïveté. Chaque livre s’apparente à un travail d’enracinement, une tentative de réactivation d’imaginaires occultés ou marginalisés.
Une dynamique anthologique ambitieuse
L’une de ses entreprises les plus ambitieuses est sans doute la coordination de quatre anthologies africaines et afro-descendantes, consacrées respectivement à la poésie, au conte, à la nouvelle et au théâtre. Placée sous le triptyque thématique Mémoire, Résistance et Espérance, cette initiative vise à fédérer des voix issues de divers horizons géographiques, linguistiques et culturels : Sénégal, Guinée, Algérie, Guadeloupe, Madagascar, Réunion, Mauritanie, Côte d’Ivoire, Cameroun, Tchad, Gabon, Congo, etc.
Au-delà de la compilation, il s’agit pour Korjo de penser l’anthologie comme outil politique et esthétique, capable de mettre en dialogue des écritures dispersées, de faire résonner les fractures et les résistances, et de proposer une cartographie littéraire alternative, affranchie des hiérarchies imposées.
Le conte comme matrice d’avenir
Babacar Korjo Ndiaye n’a jamais cessé de revendiquer l’importance de l’oralité comme socle civilisationnel. En animant notamment des soirées de contes africains à l’espace Tabadoul de Tanger, il a contribué à revitaliser cet art ancestral, souvent relégué à la périphérie des pratiques culturelles « nobles ». Pour lui, le conte ne relève pas d’un passé révolu, mais constitue une matrice vivante, un lieu de transmission intergénérationnelle et une archive mobile de nos savoirs, nos peurs et nos aspirations.
Un architecte invisible
Ce qui caractérise fondamentalement Babacar Korjo Ndiaye, c’est sans doute cette posture d’ »architecte invisible » : celui qui façonne, construit, soutient, éclaire, sans jamais chercher à occuper le devant de la scène. Là où beaucoup aspirent à briller, il choisit de servir. Là où l’instantanéité domine, il privilégie la durée. Là où l’ego enfle, il cultive la retenue.
Son œuvre, polymorphe et exigeante, participe à une redéfinition en profondeur du champ littéraire africain, à la fois dans ses formes, ses lieux d’énonciation, ses circuits de diffusion et ses modes de légitimation. En lui rendant hommage, ce n’est pas une individualité que l’on célèbre seulement, mais une manière d’être au monde : généreuse, solidaire, lucide et poétique.
Babacar Korjo Ndiaye est, en somme, un homme d’écriture et d’action, un veilleur infatigable, un semeur de livres. Un nom qui ne cherche pas à s’imposer, mais dont la trajectoire, déjà dense, mérite d’être saluée, méditée et relayée.
🎉 Merci pour votre lecture ! Soutenez L’ivre Du Livre en cliquant ici. Ensemble, faisons rayonner la littérature 📚✨